
Évaluer l’impact environnemental de la lecture numérique en bibliothèque n’est pas qu’une question de calcul
Dessin © Julien Revenu

Aude Inaudi © DR

Priscille Legros © DR
*Cartographie des bibliothèques de prêt de livres numériques sous PNB maintenue par Hervé Bienvault, auteur du blog Aldus.
**La recherche-action est une méthode de recherche où les chercheurs agissent sur la situation étudiée afin d’apporter des solutions, évaluent les résultats de cette action et en retirent des connaissances. Pour plus de précisions sur ce mode de recherche : Allard-Poesi F. et Perret V., 2003, https://hal.science/
***Inaudi, Aude et Legros, Priscille (2024). « Documenter l’impact environnemental du livre et de la presse numérique en bibliothèque de lecture publique. » Culture et Recherche, n°146, pp. 64-66.
****Référence complémentaire sur ces points : Inaudi, Aude (2022). « Quand la médiation du livre numérique questionne l’avenir de la lecture publique : étude du dispositif PNB. » MEI, n°52, pp. 57-67.
*****Mode d’emploi pour la lecture d’un livre numérique emprunté en bibliothèque
******L’article « Des bibliothèques toujours plus numériques : le jeu en vaut-il la chandelle ? » (Inaudi, 03/2025), paru dans le n°314 d’InterCDI,
présente des résultats plus détaillés de l’enquête.
L’offre de livres numériques s’est développée en bibliothèque de lecture publique selon la logique territoriale existante, chaque bibliothèque pouvant, selon ses moyens, proposer un accès à des livres numériques. Avec l’arrivée du dispositif PNB (Prêt numérique en bibliothèque), des offres plus groupées ont été déployées via les bibliothèques départementales ou les réseaux de bibliothèques*. Mais dans ce domaine culturel comme dans d’autres, le déploiement de ce service a priori dématérialisé s’est fait sans que son impact environnemental soit évalué. Afin d’y remédier, l’étude présentée ici vise à mesurer l’empreinte carbone du dispositif PNB. Elle s’inscrit dans le projet de recherche-action** « Décarboner le livre et l’édition », prévu sur trois années (2023-2025), porté par la SCOP Oxalis et l’Université Grenoble Alpes et soutenu par le ministère de la Culture (dispositif « Soutenir les alternatives vertes dans la culture » de la filière des industries culturelles et créatives (ICC) de France 2030).
Connaître les dispositifs et les publics
Comprendre l’architecture des dispositifs de lecture numérique, les cartographier et élaborer des scénarios d’usage ont constitué les étapes préalables de notre étude***.
Pour pouvoir ensuite calculer plus précisément l’empreinte carbone de chaque scénario, nous avons collecté des données complémentaires sur les pratiques des lecteurs grâce à une enquête par questionnaire diffusée au printemps 2024 aux usagers utilisant PNB. Les 324 réponses recueillies ont
apporté l’éclairage suivant :
• 73 % des répondants lisent plus de 20 livres par an (tous supports confondus). On peut les considérer comme de « grands lecteurs » (selon la typologie du Baromètre sur les usages des livres numériques et audio).
• Parmi eux, seuls 18 % empruntent plus de 20 livres numériques par an via PNB. L’écart est significatif. Il peut s’expliquer par la petite taille des fonds numériques (autour de 9 000 titres pour la bibliothèque la plus importante chez nos partenaires) et la complexité du dispositif technique d’emprunt****.
• 63 % utilisent la liseuse comme terminal de lecture. Ce faisant, ils utilisent aussi un ordinateur pour téléverser le livre sur la liseuse, étape intermédiaire quasi obligatoire*****.
• Plus de 65 % lisent à domicile.
• Plus de 90 % utilisent une connexion wifi.
Enfin, pour une majorité, la lecture numérique présente un intérêt lié au matériel de lecture : facilité, poids, gain de place, confort de lecture pour la liseuse, mobilité (même si seulement 22 % lisent ailleurs qu’au domicile). Seulement 6 % expriment une motivation à lire sur ce support, relative à l’écologie******.
Calculer et analyser
Au regard des éléments collectés, nous avons pu réaliser les calculs relatifs aux scénarios d’usage suivants :
• scénario 1, « la lecture d’un livre via le système PNB en se connectant au wifi depuis un ordinateur pour le télécharger, puis le transférer sur une liseuse pour lire » ;
• scénario 2, « la lecture d’un livre via le système PNB en se connectant en 4G depuis un smartphone pour télécharger et lire le livre ».
L’impact en termes d’émissions de gaz à effet de serre serait de 180 g eq.CO2 avec une liseuse (scénario 1) et de 70 g eq.CO2 avec un smartphone (scénario 2). Ces résultats s’expliquent par le profil des répondants à l’enquête qui présente une caractéristique particulière : ceux qui utilisent le smartphone comme terminal de lecture principal, n’en ont pas par ailleurs un usage intensif. Ils l’utilisent environ 17h par semaine (dont plus de 4h à lire), alors qu’en France la moyenne se situe plutôt autour de 25h (cf. Étude data.ai 2024). Toutefois, la liseuse reste plus impactante car elle est moins utilisée au quotidien et monotâche alors que sur un smartphone, l’acte de lecture se dilue parmi d’autres.
Dans tous les cas, le plus fort impact de la lecture numérique se situe au niveau de l’appareil du lecteur et de l’usage qui en est fait. En effet, les phases de stockage des fichiers et des métadonnées ainsi que le transfert des données entre les différents services de la chaîne de PNB (hébergement du distributeur, site de la librairie, portail de la bibliothèque) sont largement mutualisés. Par exemple, l’hébergement du distributeur est le même que pour l’hébergement des livres numériques destinés à la vente au grand public. Il existerait sans les services destinés aux bibliothèques. La part d’impact attribuée spécifiquement au prêt numérique côté infrastructures apparaît, de fait, limitée.
Toutefois, lorsque ces estimations sont mises à l’échelle d’une organisation, elles ne sont plus si faibles. À titre d’illustration, pour des situations rencontrées dans le cadre de notre étude, on obtiendrait les calculs d’impact suivants pour la lecture de livres numériques :
- pour une bibliothèque métropolitaine comptabilisant 5 000 utilisateurs de PNB, empruntant quatre livres par an :
Les lecteurs utilisent un smartphone | Les lecteurs utilisent une liseuse | 2/3 des lecteurs utilisent la liseuse, 1/3 le smartphone |
1,4 tonne eq.CO2 | 3,6 tonnes eq.CO2 | 2,8 tonnes eq.CO2 |
- pour une bibliothèque de taille moyenne comptabilisant près de 1 500 utilisateurs de PNB, empruntant quatre livres par an :
Les lecteurs utilisent un smartphone | Les lecteurs utilisent une liseuse | 2/3 des lecteurs utilisent la liseuse, 1/3 le smartphone |
420 kg eq.CO2 | 1 tonne eq.CO2 | 850 kg eq.CO2 |
Les estimations prennent en compte : l’hébergement du distributeur, les échanges de données entre librairies et bibliothèques, la recherche en ligne sur le site de la bibliothèque, le téléchargement du livre ainsi que le temps de lecture sur smartphone ou liseuse (estimé à 7h pour un livre de 3 Mo).

Impact environnemental de la lecture numérique en bibliothèque © Julien Revenu
En tirer des constats...
Alors que nous sommes désormais au terme de cette étude, les données collectées et les calculs effectués nous amènent à formuler quelques constats. L’immatérialité du livre numérique, opposée à la matérialité de l’imprimé, est en réalité très matérielle et, en bibliothèque, peut être principalement attribuée au terminal de lecture de l’usager. L’impact environnemental du prêt de livres numériques existe donc, bien qu’il ne soit pas directement imputable à la bibliothèque.
Dès lors, penser la sobriété numérique pour ces institutions culturelles, ce serait avant tout répondre à la question des besoins et des usages de leurs usagers. D’une part, les destinataires de cette offre de livres numériques sont-ils des publics éloignés temporairement ou durablement de la lecture (pour des raisons géographiques, de handicap, de maladie, etc.) ou des publics, déjà grands lecteurs et très équipés, comme le reflète notre enquête ? Ce qui interroge l’intérêt de l’organisation de ce service public territorialisé, nécessitant une gestion locale avec une mobilisation de ressources humaines et matérielles non négligeables.
D’autre part, si les lecteurs sont principalement équipés de smartphones, l’interface du service devrait être avant tout pensée pour l’usage sur mobile afin de faciliter son accès et d’éviter la multiplication de matériels et des interactions entre outils. Au vu du nombre de livres lus par an via PNB (trois à quatre), autrement dit un usage ponctuel, le smartphone pourrait être conseillé en raison d’un moindre impact environnemental, malgré un confort de lecture relatif.
L’ensemble des résultats de la recherche-action « Décarboner le livre et l’édition » fait l’objet de différentes publications disponibles sur le site du Bureau des Acclimatations. L’étude consacrée aux collections numériques en bibliothèque restitue l’ensemble des données, des mesures effectuées et émet les recommandations, en vue d’apporter de la matière aux bibliothèques engagées dans la transition écologique, que le ministère de la Culture appelle de ses vœux (Pour un engagement fort des bibliothèques dans la transition écologique).