Le Sens, la Censure #3

Article (3/3) de Christian Thorel, Librairie Ombres Blanches, Toulouse
Illustration : Yoel Jimenez

C’est au retour d’une morale qu’on pensait révolue, elle aussi attachée à d’autres dogmes religieux, occidentaux, que nous devons un raidissement qui veut restaurer un ordre et promettre l’usage de l’interdit, usant et abusant de l’appareil judiciaire, mais plus encore de tous les moyens de communication contemporains. Le retour de cet ordre moral auquel rêvent tant de chrétiens intégristes pèse fortement sur des consciences affaiblies par les échecs économiques et sociaux, culturels, du « progressisme » et de son ralliement à « l’horreur économique ».
Une incursion dans l’histoire d’Ombres blanches : en 2007, le Banquet du livre à Lagrasse interroge Pascal Quignard et ses invités sur le thème La Nuit sexuelle, sur le désir, la conception, les mystères de la nuit utérine, la lumière et l’ombre dans la création de l’homme. Le mot sexuel est à ce point banni des églises qu’il vaut aux 3000 livres exposés par la librairie de brûler sous les jets de fuel et d’huile de vidange. On sait, par la libération récente de la parole, combien et pourquoi ce mot, sexuel, gêne une partie de l’Église catholique, et particulièrement la partie intégriste.

Les questions liées à la sexualité, à la mort, aux techniques nouvelles de reproduction, celles qui ont trait à toutes les formes de « domination », financière, sociétale, de genre, ne sont pas que des objets de production d’écrits. Ces derniers sont libres, circulent. Ce sont des sujets d’échanges, de débats, de controverses, de « disputes ». Ces dernières étaient, avec la lecture, dans les temps médiévaux et particulièrement à la naissance de l’humanisme, le moyen le plus efficace de transmission et d’enrichissement du savoir et de la connaissance pour chacun. Le temps a passé, et les polémiques, les controverses, sont toujours nécessaires à nos vies communes.

Et pourtant. Les récentes interruptions volontaires de « disputes » ou de discussions, les interdictions renouvelées de tenues de débats, les mises en accusation publiques, procèderaient des mêmes tentations que celles qui présidèrent à l’usage de la censure, dans des moments politiques délicats.

L’émotion que provoquent des événements qui affectent des individus dans leurs convictions, et les moyens contemporains d’en faire communication, aménagent à la parole et aux actes, sans qu’on y prenne garde, et dans un univers apparemment sans limites pour nos libertés, notamment dans sa partie fictive ou virtuelle, celle des écrans, un espace nouveau, insidieux, qui pourrait s’apparenter à un joyeux et paradoxal retour de la censure. Sans que rien ne vienne prouver qu’en cas de malheur politique, nous aurions les capacités d’y résister ou de réinventer les évidentes et nécessaires conditions de nos libertés, de parole, d’écriture.

Dans nos librairies, l’autorité des éditeurs et des auteurs qu’ils défendent reste l’étendard sous lequel nous nous rangeons. L’immense territoire que représente la diversité des œuvres de savoir et celles d’invention reste pour la langue de ceux qui l’écrivent et de ceux qui la lisent et qui la parlent, l’espace sans limites et la première garantie de nos libertés d’individus et de leurs existences communes. La lecture silencieuse, dans le paisible retrait de la vie privée, se prolonge par l’activité dans l’espace public, et la mise en commun, la prise de parole. Nos librairies le permettent et doivent continuer à s’y engager sans que la menace d’une censure d’une nouvelle forme ne vienne en compromettre la possibilité.


Christian Thorel,Librairie Ombres Blanches, Toulouse

Illustration de Yoel Jimenez extraite de Mourir au Mexique, John Gibler, éd. CMDE, 2015