L'autocensure à l'ère des nouvelles morales

Article de Maître Emmanuel Pierrat,
Avocat Associé, Ancien Membre du Conseil de l’Ordre, Ancien Membre du Conseil National des Barreaux, Conservateur du Musée du Barreau de Paris
Images : Aurélia Mengin

Les œuvres sont attaquées de toute part

Il faut s’en alarmer : la culture, ou plutôt les œuvres — quelle que soit leur discipline d’origine : arts plastiques, littérature, cinéma, musique, etc. — sont attaquées de toute part. À la manœuvre, des ligues de vertu du troisième millénaire — défendant aussi bien les bonnes mœurs que des causes aussi légitimes et diverses que la lutte contre le racisme et la souffrance animale, des pétitionnaires, les réseaux sociaux mondialisés, des citoyens comme vous et moi pétris des meilleures intentions…

Les uns exigent que des statues — des tenants de l’esclavage, notamment — soient déboulonnées ; d’autres, voire les mêmes, que les auteurs et artistes dont la conduite est réprouvée (les réalisateurs Roman Polanski et Woody Allen ou l’acteur Kevin Spacey accusés de harcèlement, l’artiste Abdel Abdessemed, brûlant des poulets au Musée d’art contemporain de Lyon) soient interdits de cité. Et l’on fustige Kathryn Bigelow, réalisatrice blanche, d’avoir mis en scène une histoire afro-américaine ou une artiste réunionnaise métisse, d’avoir conçu l’affiche d’un festival du film international à La Réunion mettant en scène deux femmes « peintes » en noir. La polémique issue de cette dernière affaire conduira l’artiste à remplacer l’affiche initiale par un autoportrait sur lequel elle porte un panonceau indiquant « autocensure ».

Il y a encore, ces derniers temps, les débats autour de la réédition de Céline, de Lucien Rebatet, de Mein Kampf, comme de la « commémoration nationale », déprogrammée à la hâte, de Maurras.

Les classiques sont sur le banc des accusés : la fin de Carmen est revisitée en Italie, Tintin au Congo et La Case de l’oncle Tom accusés de racisme, l’exposition Balthus à New York est contestée, Egon Schiele est interdit de promotion dans les musées de Vienne. 

Il est proposé au Parlement que le patrimoine cinématographique ne fume plus, tandis qu’André Malraux sur un timbre, Jean-Paul Sartre sur une affiche de la BnF, Jacques Tati sur une autre de la Cinémathèque ont déjà perdu leur brin de tabac, à la faveur d’une reconstitution presque stalinienne des images photographiques.

Le Musée du Quai Branly-Jacques Chirac modifie, pour une exposition sur les « Peintures des lointains » les titres des tableaux d’Émile Bernard (qui n’évoquent plus une « négresse » mais une « femme noire »).

Emmanuel Macron relance le débat sur la restitution aux pays africains des œuvres d’art, amorcé en particulier par le retour des têtes maories en Nouvelle-Zélande, préfigurant un indispensable procès de la colonisation.

Sous prétexte de lutte contre les préjugés raciaux ou sexistes (#Balancetonporc), le principe de liberté d’expression, avec ses limites communément admises (racisme, antisémitisme…), subit d’incessants coups de boutoir.

 
 
« Pour chaque édition, la réalisation de l’affiche est un long travail de recherche qui mélange plusieurs thématiques : l’art contemporain, la peinture, le corps, les femmes, l’étrange, le surréalisme. Depuis sa création, l’art contemporain fait partie de l’ADN de MÊME PAS PEUR.
Pour notre 8e édition, nous avons mené une réflexion autour des siamoises, des femmes oiseaux et de la peinture sur corps. Le résultat propose une nouvelle population endémique sortie tout droit de mon imaginaire aux influences fantastiques, poétiques et plastiques. L’affiche de notre 8e édition met ainsi en scène deux siamoises amazones, mi-femmes, mi-oiseaux, dont la peau vinyle est faite de peinture et dont la chevelure constituée de nids de bélier, évoque les perruques du temps de la Renaissance.
Quelques jours après la parution dans la presse réunionnaise et métropolitaine, nous avons reçu énormément de retours positifs sur l’esthétisme, l’audace et la force de notre visuel. En parallèle, notre affiche suscite aussi des attaques virulentes, inquisitrices, accusant le festival de « Blackface », un mot qui m’était encore inconnu jusqu’alors. Les détracteurs accusent publiquement le festival et moi-même de racisme. (...)
Suite à cette polémique, une nouvelle affiche MÊME PAS PEUR est dévoilée.»


Extrait du communiqué d'Aurélia Mengin, réalisatrice et directrice du festival MÊME PAS PEUR, 31 décembre 2017.

De la censure à l'autocensure

Ces initiatives révèlent des mesures de censure, qui semblent oublier le rôle primordial de l’éducation, pour lutter contre les agissements criminels, délictuels, nocifs ou simplement inciviques.

Elles conduisent à une autocensure des artistes encore plus drastique.

Car les apparences sont trompeuses. Les avocats de l’édition, de l’art et du cinéma sont les instruments de cette nouvelle censure. Je dois ainsi réécrire les livres des autres, corriger les scénarii et modifier les livrets d’opéra. Il s’agit d’examiner la viabilité de l’œuvre au regard des quelques centaines de textes qui restreignent aujourd’hui la liberté d’expression. Cette science est devenue en quelques années si complexe qu’il faut des spécialistes pour « préjuger » des œuvres, l’objectif étant d’éviter la fatale interdiction. Mais aussi à présent l’opprobre, la fatwa, le boycott via les réseaux sociaux et les pétitions clés en mains proposées par Change.org.
J’opère, rabote, cisaille, réécrit un peu, sans doute trop… La Normandie devient Wonderland ou Les Syrtes, Lyon se déplace en Italie, la Côte d’Azur devient d’Opale, etc. Le héros a treize ans et une aventure amoureuse ? Pédophilie et son apologie ! Sous la plume du barreau, il en aura quinze, puisque c’est l’âge de la majorité sexuelle.

Le passage par la case juridique est désormais obligatoire pour nombre de livres, de films, d’expositions. Il y a l’auteur, il y a son éditeur ou producteur, il y a la fabrication, la commercialisation, et, désormais, il y a l’examen juridique.  

Le dogme d'aujourd'hui permettrait sans doute de réprimer bon nombre de textes littéraires, publiés impunément, il y a encore trente ans. 

Retrouvons les voies médianes

Il existe pourtant des voies médianes, permettant de concilier le devoir de mémoire, le légitime respect de la nécessaire égalité des citoyens, le droit des minorités, avec l’amour de l’art et de la liberté. La clé est sans doute dans la pédagogie, le développement d’appareils critiques repensés.

Il est urgent d’analyser ce que dénonce cette nouvelle morale en forme de censure, de dire par qui elle est pensée et activée, d’où elle vient, quels intérêts elle sert, de montrer ses limites et ses paradoxes.

Nous devons préserver la culture de ces revendications qui fusent à la vitesse d’un tweet. Son rôle (entre autres, faire réfléchir et réagir) est aujourd’hui grandement menacé.


Emmanuel Pierrat © DR 

Emmanuel Pierrat est écrivain et avocat, président du PEN Club français, et conservateur du Musée du Barreau de Paris. Il est l’auteur d’une centaine de romans et récits dont, notamment, Troublé de l’éveil (Fayard, 2008), Le Procès du dragon (Le Passage, 2015) et L’Omnivore (Flammarion, 2018). Il a également publié de nombreux ouvrages juridiques de référence sur le droit de l’édition, la liberté d’expression, le droit du commerce du livre, le droit à l’image, ainsi que des essais sur la culture, la justice ou encore la censure, tels que Nouvelles morales, nouvelles censures (Gallimard, 2018) ou Le Grand Livre de la censure (Plon, 2018).