Censures visibles et invisibles #3

Article (3/3) de Laurent Martin,
professeur d’histoire contemporaine, Université Sorbonne Nouvelle – Paris III

Illustration de Yoel Jimenez

Faut-il censurer la censure ?

Pour autant, comme l’ont rappelé plusieurs intervenants, si la censure classique (de l’État ou de l’Église) s’éloigne dans le rétroviseur de nos sociétés occidentales, elle est remplacée par des formes plus diffuses, insidieuses, de contrôle, une censure par les intérêts économiques, la puissance des multinationales mais aussi par des associations, des collectifs, des représentants parfois autoproclamés de communautés ; une censure par le nombre, la moyenne, la foule anonyme des réseaux sociaux conjugue un « politiquement correct » et une intolérance croissante à la différence. Faut-il censurer cette censure ? Contrôler le dernier espace de liberté totale de l’expression qu’est le Net en rejetant les discours de haine ?
Quand la censure et l’autocensure se mettent au service de la démocratie et des droits de l’homme… C’est le paradoxe qu’a souligné Eric Dussert, coordinateur de la numérisation des imprimés (Bibliothèque nationale de France), critique littéraire, blogueur et directeur de la collection « L’Alambic » (L’Arbre Vengeur), en proposant une vision positive de l’autocensure, qui permet selon lui d’éviter la rupture du lien avec le lecteur. Tout n’est pas bon à dire, il est normal et sain qu’une forme de sur-moi individuel (mais qui dérive en grande partie des normes admises par la société) empêche certaines pensées toxiques d’être exprimées ou diffusées.
C’est également ce que disait, d’une autre façon, Aliénor Mauvignier : l’autocensure - mais aussi les diverses formes de contrôle social, notamment via les tribunaux - permet de lutter contre la part obscure présente en chacun de nous, des formes de repli, d’intolérance, de violence qui, si la liberté d’expression était pleine et entière, envahiraient l’espace public.

Les participants à la journée d’étude sur la censure en vinrent donc in fine à prononcer l’éloge de la censure et de l’autocensure comme garde-fous de la démocratie et de la liberté. Observation que l’on peut prolonger du côté des « effets pervers » ou paradoxaux de la censure : celle-ci attire l’attention sur des productions culturelles qui, sans elle, passeraient inaperçues ; cet effet de scandale (bien connu dans le champ de l’art contemporain, où la surenchère à la provocation est un mécanisme ancien) est d’ailleurs recherché par certains auteurs et éditeurs, comme l’ont montré plusieurs cas plus ou moins récents.
C’est aussi l’intérêt et la vertu de ce type de discussion que de pouvoir sortir d’un certain angélisme (ou d’une diabolisation) dans notre façon de concevoir les différentes formes de contrôle censorial. Cela ne signifie pas, bien entendu, qu’il faille approuver toujours et partout ce contrôle, lequel peut se caractériser par l’arbitraire le plus détestable ; cela signifie seulement qu’il importe, avant de crier à l’atteinte intolérable à la liberté d’expression, de bien examiner dans quelle mesure ces atteintes apparaissent ou non justifiées au regard d’impératifs tels que le respect des droits élémentaires de la personne humaine, socle et pierre de touche de notre État de droit.


Laurent MARTIN est professeur d’histoire contemporaine à l’Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3.
Diplômé de l’École normale supérieure de Fontenay/Saint-Cloud et agrégé d'histoire, il a consacré sa thèse de doctorat à l’histoire de l’hebdomadaire satirique Le Canard enchaîné.
Il assure des enseignements sur la culture, l’action culturelle et l’histoire des censures au département de Médiation culturelle de l’Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3 et à l’École supérieure de l’Institut national de l’audiovisuel (INA Sup).
Membre du Comité d’histoire du ministère de la Culture et chercheur au laboratoire Intégration et Coopération des espaces européens (ICEE, Université Paris 3), il travaille notamment sur l’histoire des politiques culturelles en France et en Europe, l’histoire des relations culturelles internationales et l’histoire des cultures et des censures médiatiques.
Laurent Martin a dirigé la publication de l’ouvrage Les censures dans le monde, XIX-XXIe siècles, paru en 2016 aux Presses universitaires de Rennes.

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