Censure invisible par Yoël Jimenez

Censures visibles et invisibles #1

Article (1/3) de Laurent Martin,
Professeur d’histoire contemporaine, Université Sorbonne Nouvelle – Paris III

Illustration de Yoel Jimenez

La journée d’étude sur la « censure invisible » organisée le 18 février 2019 à l’Hôtel de Région à Toulouse par Occitanie Livre & Lecture et le département Documentation, Archives, Médiathèque et Édition de l’université de Toulouse Jean-Jaurès est venue utilement rappeler que toute forme de contrôle autoritaire sur la pensée, la création, l’expression n’a pas disparu de nos sociétés qui érigent pourtant la liberté en vertu cardinale. Certes, comme je l’ai indiqué d’emblée en rendant hommage aux dissidents chinois (plus que jamais en première ligne, à l’heure où Hong Kong lutte désespérément pour sa liberté), on ne saurait comparer un régime où la surveillance et la violence d’État sont omniprésentes avec un autre, le nôtre, dans lequel les autorités se bornent pour l’essentiel à faire respecter un certain nombre de règles généralement admises, le plus souvent démocratiquement débattues, en tout cas susceptibles de contestation et de remise en cause. Il n’en demeure pas moins que subsistent dans notre démocratie libérale, et pas seulement à l’état de traces résiduelles, des modes de contrôle par la puissance publique et, surtout, que s’y développent des formes insidieuses d’encadrement de la pensée que l’on peut assimiler à une « censure invisible », un concept développé par des sociologues s’inspirant de l’œuvre de Pierre Bourdieu (Patrick Champagne, Pascal Durand notamment). Aucun champ de la création n’y échappe - celui du livre, choisi par les organisateurs de cette journée, étant l’un de ceux où ces phénomènes peuvent être observés avec le plus de netteté.

Le livre a toujours été sous surveillance, comme je l’ai rappelé dans mon intervention liminaire, qui avait pour objectif de proposer une approche historique et théorique de la censure en général tout en se focalisant sur les limites actuelles apportées à la liberté de créer et de diffuser des écrits en France. Le livre a inquiété tous les pouvoirs garants de l’ordre établi et, au-delà d’eux, la société dans son ensemble ; comme l’écrivait Pascal Quignard dans son texte Sur le secret (qui clôt le catalogue de l’exposition sur l’Enfer de la BnF), « il faut serrer les vrais livres dans un coin, car toujours les vrais livres sont contraires aux mœurs collectives ». La liberté d’écrire et de diffuser sa pensée n’a été obtenue qu’au prix d’un long et dur combat ; elle n’est toujours pas complète et sans doute ne le sera-t-elle jamais. Que serait une société qui ne respecterait aucun interdit, ne poserait aucune limite à ce qu’il est possible de diffuser dans l’espace public ? La question est de savoir si ces limites ne sont pas, en France, devenues particulièrement restrictives et si elles ne conduisent pas à un régime de liberté surveillée où l’empêchement à dire, à écrire, à publier, quelles que soient ses raisons, bonnes ou mauvaises, mettrait en danger le principe même de la liberté d’expression.

Étudier la censure, surtout dans l’approche historique et comparatiste qui est la mienne, permet de faire ressortir des constances, des permanences mais aussi des évolutions voire des ruptures dans le temps. Elle montre la relativité des valeurs (contrairement à ceux qui croient à l'absolu et à l'intangibilité desdites valeurs). Se pencher sur les cas de censure, c’est éclairer les zones d'ombre d’une époque et d’une société, en comprendre les normes et les valeurs, en expliquer les logiques d’inclusion et d’exclusion politiques, éthiques et culturelles. 

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