Censures visibles et invisibles #2

Article (2/3) de Laurent Martin
professeur d’histoire contemporaine, Université Sorbonne Nouvelle – Paris III

Illustration de Yoel Jimenez

La censure vue par des professionnels de la filière du livre

La journée a montré la variété des cas possibles et le caractère à la fois polémique et polysémique d’une notion telle que celle de « censure ». On peut, à la rigueur, parler de censure pour toute contrainte exercée à un endroit de la chaîne allant de la création à la réception d’un livre, à condition de ne pas tout mettre sur le même plan ; ce n’est pas la même chose de censurer une œuvre et de sélectionner ou de choisir, d’accepter ou de refuser un livre par un éditeur ou un bibliothécaire ; Aliénor Mauvignier, libraire aux Ombres blanches, à Toulouse, a rappelé que le choix d’un éditeur de ne pas publier un livre ou d’un libraire de ne pas placer un livre sur une table ne correspond généralement pas à ce que l’on entend lorsqu’on évoque une « censure du livre ».
Même chose en bibliothèque, représentée lors de cette journée par Martine Itier-Cœur (membre du comité d’éthique de l’Association des bibliothécaires de France) et Violaine Carrique (responsable du pôle Art-Cinéma à la médiathèque José Cabanis à Toulouse) qui ont rappelé que le choix d’ajouter tel ou tel livre au fonds d’une bibliothèque procède d’une décision collective et ne saurait être assimilé à de la censure.
Elles ont néanmoins reconnu que les bibliothécaires sont guidés dans leurs choix par des opinions, des goûts, des préférences mais aussi par un ethos professionnel tendant à écarter les « mauvais » livres au nom d’une certaine idée de leur mission éducatrice voire civilisatrice. Ils doivent aussi composer avec les attentes des usagers et les injonctions des élus sous l’autorité desquels ils se trouvent directement placés - quand il s’agit de bibliothèques municipales. Pour se protéger des pressions exercées tant par les usagers que par les décideurs, les agents peuvent toutefois s’appuyer sur des textes expliquant leur politique documentaire en toute transparence ; pour être efficaces, ces chartes doivent être signées par les élus qui doivent s’engager à respecter la compétence professionnelle et l’éthique des agents, ce qui n’est pas toujours le cas.

Plusieurs auteurs ont participé à la discussion. Il était frappant de constater qu’ils avaient pleinement – excessivement ? - intégré l’idée que toute vérité n’est pas bonne à dire, en tout cas que la liberté d’expression n’est jamais totale et ne saurait l’être (on est loin des audaces outrancières d’un Marc-Édouard Nabe ou d’un Pierre Guyotat). Il y a les attentes du public et de l’éditeur, les contraintes sociales et juridiques, les normes morales. Le censeur n’est jamais loin, il est même toujours là, autour de soi, en soi.
Kaoutar Harchi estime que l’autocensure est permanente, dans la mesure où l’auteur anticipe les attentes du public, de l’éditeur ; et il est vrai que l’autocensure est inévitable à partir du moment où l’auteur se soucie de la réception de son œuvre et c’est particulièrement le cas quand il apparaît, même à son corps défendant, comme le représentant d’un genre, d’un groupe racialisé, d’une classe d’âge, etc.
Abdellah Taia comme Kaoutar Harchi refusent cette assignation identitaire qui voudrait les obliger à écrire ce que l’on attend d’eux en tant que femme ou en tant qu’écrivain issu du Maghreb - et parlent aussi du danger d’uniformisation de l’offre culturelle, de formatage des œuvres quand elles ne sont plus considérées que comme des produits visant une efficacité commerciale. 

Cette forme de censure par la préoccupation commerciale devenue obsessionnelle, c’est aussi ce que refusent pour leur part Francine Bouchet et Camille Escoubet. En tant qu’éditeurs indépendants (respectivement des éditions La Joie de lire, une maison suisse, et de Super Loto Éditions), ils ont défendu une position consistant à refuser de fabriquer des livres prenant exclusivement en compte ces attentes du public (qualifiées de « diktat du client »), pour se donner la possibilité de produire des livres originaux, inattendus, quitte à heurter des convictions et des sensibilités – mais sans rechercher pour autant à toute force le scandale. Aucun sujet n’est interdit a priori, ce qui ne veut pas dire qu’ils ne gardent pas une liberté de choix devant les propositions qui leur sont soumises.
L’intervention de Clémence Hedde, qui coordonne un réseau d’éditeurs indépendants à travers le monde, fut l’occasion de rappeler que cette liberté de ton et de choix est un luxe dont la plupart des habitants de cette planète sont privés. En Iran tout particulièrement, cette liberté n’existe pratiquement pas du fait de la censure exercée par l’État et les autorités religieuses. 

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