Le politique en bibliothèque, aperçus #2

Article (1/4) de Gilles Eboli, directeur de bibliothèque
Illustration © Yoel Jimenez

Ma vie de censure

Expériences personnelles par typologie donc pour commencer en précisant d’abord qu’il s’agit d’une carrière commencée au début des années 80 (à l’aube donc de la décentralisation) et se déroulant entièrement en lecture publique territoriale, département, puis commune avec plus récemment un aspect métropolitain. En soulignant ensuite que tout compte fait, les cas de censure, avérés et déclarés, sont rares et en constatant donc ici, c'est-à-dire pour ce versant bien spécifique considérant la censure stricto sensu, pleine et entière, que dans l’immense majorité des cas, les choses se passent plutôt bien : ce n’est déjà pas anodin au vu du nombre de bibliothèques et d’élus. Signalons ensuite que telle situation géopolitique du moment peut jouer et faire mentir l’assertion qui précède : j’ai ainsi vécu autour des années 1995 dans l’ancienne « PACA » (aujourd’hui, on dira « le Sud ») le grand épisode FN des bibliothèques, avec notamment sa déclinaison vitrollaise (j’étais à l’époque président de l’ABF-Association des bibliothécaires de France-Paca). Mais examinons sans plus attendre quelques cas.

Premier cas : appel téléphonique d’un membre du cabinet du maire m’invitant à déprogrammer la projection d’un film au motif que le sujet heurtera une partie de la population. 
Trois points à considérer : l’objet bibliothèque : ici, programmation culturelle ; l’objet politique : ici le cabinet du maire ; l’objectif enfin : ménager un groupe de pression pesant électoralement. J’exige une demande écrite et signée, l’affaire en reste là.  
Le constat : le bibliothécaire a tout intérêt à agir, d’une façon ou d’une autre, à partir d’écrits, à objectiver la situation, bref à ne pas sortir d’un cadre professionnel régi par des protocoles et des process reconnus. 

Deuxième cas : toujours cabinet du maire en objet politique mais sans injonction ; objet bibliothèque : la collection ; objectif : électorat « de gauche » contre  électorat « de droite », contrer l’adversaire politique. 
En l’occurrence un électeur se plaint au maire, photographie de rayonnages à l’appui, de la présence d’ouvrages « de droite » en présentation à la bibliothèque sur un sujet d’actualité.
Deux réponses : 1) ce sont les seuls ouvrages à n’avoir pas été empruntés sur le sujet, tous les ouvrages « de gauche » sont sortis ; 2) pour une fois qu’on accuse la bibliothèque d’être à droite ! Classé sans suite et sans impact. 
L’occasion de signaler en passant la supposée adhésion aux valeurs de gauche de toute la profession (serait à vérifier et comment définir exactement la gauche désormais ?) avec deux occurrences rencontrées (« les bibliothèques, c’est du socialisme » par un élu bourguignon, « vous les bibliothécaires, tous socialistes », par un usager méridional).

Troisième cas enfin, qui ne relève pas exactement de la censure mais qui est comme l’autre versant de la même médaille : l’imposition. 
Je l’ai vécue à deux reprises sur deux registres différents et avec deux résultats opposés : d’abord l’imposition d’une action culturelle tentée par une élue à la culture d’une action culturelle. J’en appelle au maire, arbitrage en ma faveur, pas d’exposition imposée. Constat : le bibliothécaire a certes tout intérêt à ne pas sortir de son territoire mais aussi (et surtout ?) à bien l’occuper. 
Deuxième acte : imposition tentée (et réussie…) en terme d’organigramme et de gestion RH ; arbitrage en ma défaveur : je me démets. Constat : ça ne marche pas à tous les coups.

Ceci donc pour souligner l’existence de territoires, celui de l’élu, celui du bibliothécaire. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ces territoires se recoupent assez peu, la pathologie de cette gestion s’appelant l’ingérence. Quelle est la frontière entre l’acceptable et l’inacceptable ? Chacun le vit à partir de données au départ simples : le bibliothécaire n’a pas à écrire la politique culturelle de sa Ville (même s’il peut-doit faire des propositions), l’élu doit laisser au technicien délégué la programmation ou la politique documentaire qui découle de cette politique culturelle, même s’il a des goûts, une compétence, voire une pratique, toutes bien légitimes mais ce n’est pas ici la question…

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