Le politique en bibliothèque, aperçus #4

Article (4/4) de Gilles Eboli, directeur de bibliothèque
Illustration de Claude Ponti réalisée pour un badge pour le compte de « L'ABF contre la censure » (2014)

Regard inversé

Je terminerai en poursuivant sur cette idée de regard inversé avec la censure et/ou l’ingérence exercée par les bibliothécaires eux-mêmes. Je conclus naturellement et immédiatement par la totale vanité de la proposition mais regardons un petit peu quand même et interrogeons-nous encore, pour que cette vanité soit bien réelle, sur les risques à éviter de l’entre-soi, de la bien-pensance voire de l’enfermement pour l’une et de l’amateurisme, de l’incompétence voire de l’inconscience pour la seconde.
Concernant la censure, la question se pose pour la collection, elle est bien connue dans ses aspects offre/demande, elle vaut aussi pour l’action culturelle. Le cas documentaire est bien repéré, on interroge en revanche moins souvent les possibles incursions des bibliothécaires dans l’autre territoire et de même qu’on stigmatise les élus s’aventurant dans le territoire des bibliothécaires, stigmatise-t-on le fait inverse ?

On a vu un peu plus haut deux cas sur le « socialisme » supposé de la profession, on pourrait y revenir mais le cas étant classique, voyons plutôt si d’autres aspects moins fréquemment posés seraient à étudier ? Cette étude est malaisée, le champ à défricher, lançons quand même quelques pistes.
Clairement cette profession peut (doit ?) se vivre sous le signe d’une militance professionnelle du meilleur aloi, et ce n’est pas uniquement l’ancien président de l’ABF qui parle. De même on ne voit pas comment dans un modèle de bibliothèque citoyenne, fabrique de vivre et faire ensemble, la question du politique ne serait pas posée : le contraire voudrait dire que la valorisation des collections concernées serait impossible et que par contrecoup lesdites collections n’auraient pas droit de cité sur les étagères. L’assertion n’est pas recevable, l’ensemble des champs de la connaissance devant se retrouver dans la collection et ayant vocation à être valorisée.
La question portera alors sur les équilibres de ladite collection, sur l’équilibre de ladite valorisation. Pour la collection, redisons-le, les réponses bibliographiques existent, abondantes. Pour l’action culturelle, c’est moins certain. Je ne parle pas ici des équilibres à assurer à travers la programmation au sens large, ce sont les mêmes que pour la poldoc, mais cette fois « incarnés » si on peut dire et peut-être pour le coup moins faciles à réguler, en préparation comme en « animation » au sens propre, lors d’une table ronde par exemple. Si je peux revenir à l’expérience personnelle, j’ai en mémoire un programme que nous avions baptisé « la Cité en débat » : le titre surtout était efficace, mais l’exécution ne s’avéra jamais aisée et bien des thèmes ne purent être illustrés que d’un seul point de vue. Peut-être une compétence à parfaire, une pérennité à asseoir pour une légitimité plus assurée.

Examinons enfin la façon dont la bibliothèque peut ou ne peut pas aborder le thème même du politique dans sa programmation. Ces incursions sont rares, ce ne sont pourtant pas des ingérences mais l’exercice est difficile, des lignes ne doivent pas être franchies. Alors, dira-t-on, pour quoi faire, pour quelle ambition ? 
Je propose comme piste et totalement au hasard, l’argumentaire suivant en m’appuyant sur l’éditorial de présentation d’une action menée au cours de ma carrière sur ce terrain. Cet éditorial avance que « bien présente dans sa ville, la bibliothèque veut contribuer à une vie citoyenne sans cesse enrichie et fortifiée en élargissant chaque jour le cercle de ses usagers ; elle souhaite en effet être en mesure de leur fournir, sur papier comme sur internet, les éclairages nécessaires à une possible compréhension d’environnements de plus en plus complexes. S’il est vrai que la faculté d’agir du citoyen repose sur sa faculté à comprendre l’actualité, sa maîtrise des sources d’information, sa capacité d’implication sociale, alors la bibliothèque doit être ce forum dans la cité où les opinions se disent et se confrontent librement, où les créations s’exposent aux publics les plus larges, où les innovations construisent des futurs possibles ; autrement dit, ce forum où on peut apprendre du passé, saisir le présent, imaginer l’avenir. »

Tout un programme donc (un credo ?), dont la légitimité (exposée dans ses grandes lignes dès le congrès de l’ABF de… 2006 !) ne fait pas tant débat que sa mise en œuvre concrète. Et il faut bien dire que même étroitement reliée à un projet d’établissement global qu’elle illustrerait de façon logique et attendue, forte du soutien préalable de l’élu à la culture et du directeur de la culture et de la préparation en amont avec le cabinet, cette mise en œuvre resterait périlleuse dans sa forme comme dans son fond tant la maîtrise et le contrôle de ce type de débat restent, et pour cause, aléatoires. Car ici encore tout ou presque est affaire d’équilibre et d’appréciation, choses délicates et sensibles, totalement soumises à des environnements changeants. 
Du coup, pourquoi prendre le risque du déséquilibre et de la mauvaise appréciation, pourquoi se risquer donc à cette figure, non imposée et redoutée, du bibliothécaire acteur politique avec son cortège d’imprécations (je le disais, illégitimité, incompétence, inconscience etc.) et non pas celle, mise en avant, défendue, du facilitateur démocratique ? Pourquoi donc prendre le risque… de la censure, pour boucler la boucle ? Peut-être pour prendre le « risque », aussi, de voir aboutir, dans la Cité, cet accomplissement d’une mission revendiquée dans sa pleine et logique dimension, l’accomplissement d’une ambition pensée, actée... et rêvée pour les bibliothèques ? 


Gilles Eboli © Emma Arbogast 

Gilles Eboli, né en 1958, est directeur de la Bibliothèque municipale de Lyon. Ancien élève de l’École nationale des chartes, il devient en 1984, conservateur des bibliothèques, directeur de la bibliothèque centrale de prêt de la Moselle ; il est ensuite conservateur dans les bibliothèques municipales classées de Dijon puis Nîmes (Carré d'art). De 1998 à 2008, il est directeur de la Cité du Livre d’Aix-en-Provence et de la bibliothèque Méjanes. Il prend la direction de la bibliothèque municipale à vocation régionale de l’Alcazar, à Marseille, le 1er septembre 2008 jusqu’en décembre 2010. Il est nommé en mai 2011 directeur de la Bibliothèque municipale de Lyon. Il est actuellement président de l’agence Auvergne Rhône-Alpes - Livre et Lecture. Il a été président de l’Association des bibliothécaires de France de 2003 à 2007.