Le Bruit des machines, sur la Trace de Super Loto Éditions

Article de Carmela Chergui, éditrice, éditions Tusitala, Paris

Photo © Jean-jacques Ader

En s’approchant de L’Usine à Kroquettes de Concots, au cœur du Quercy, on peut entendre le ronflement des machines de l’imprimerie artisanale Trace. Fondée en 2004 par Gérard Lefèvre, ouvrier typographe, elle lui servait au départ à faire quelques menus travaux d’impression et parfois à répondre à des commandes plus importantes, comme l’impression de livres d’art.

En 2010, son fils Camille Escoubet et ses amis intègrent l’association. Ils refondent quelques statuts, élargissent le domaine d’activité de la structure en y apportant une nouvelle technique d’impression, la sérigraphie, enrichissent le carnet d’adresses et créent un site internet. Ils proposent leurs services en graphisme, animent des ateliers pédagogiques avec les écoles du coin ou les touristes pendant l’été, et l’imprimerie Trace connaît un petit essor économique, une bouffée d’oxygène, une douce routine : les lendemains commencent à chanter.

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Étagère d'encres à l'imprimerie Trace © jean-Jacques Ader 

Il n’y a pas de salariés, les membres sont payés à la tâche. Peu à peu, l’équipe change, certains partent, d’autres arrivent. À l’impression typo et la sérigraphie s’ajoutent les coloris tendres et poudrés de la risographie. Les commandes continuent d’affluer et les machines de tourner.
Aujourd’hui, l’imprimerie Trace produit entre autres ses propres affiches, calendriers et cartes postales, et met en partie ses machines au service de Super Loto, une maison d’édition de bande dessinée fondée en 2011 par Camille Escoubet (passionné de neuvième art), à peine un an après avoir intégré l’imprimerie de son père.

Le jeune éditeur souhaite prolonger son savoir-faire d’imprimeur et les activités de Trace dans la production de livres, les imprégnant ainsi de l’empreinte artisanale à laquelle il tient tant, qui rend unique un objet fabriqué en de multiples exemplaires. Grâce à ces techniques traditionnelles, aucune copie n’est exactement semblable à l’autre, contrairement aux ouvrages imprimés en offset. Bien sûr, pour préserver le coût du livre, il est presque impossible d’en produire l’intégralité de cette manière, mais Trace s’occupe, en général, de la couverture.

Il suffit de prononcer Super Loto Éditions à voix haute pour y déceler un calembour auquel un grand nombre d’auteurs seront sensibles (les refus de manuscrits par des éditeurs s’accompagnent souvent de l’agaçant conseil « tu devrais le faire en auto-édition, ça serait super ! »). Cette manière de leur rendre hommage témoigne d’une véritable préoccupation : prendre soin de la chaîne du livre. Imprimer en France, payer décemment les auteurs en souscrivant à la charte du Syndicat des Éditeurs Alternatifs et à leurs modèles de contrat (des droits d’auteur à 10 %), impliquer l’auteur dans le choix de l’objet livre et son mode de fabrication, accompagner le travail de l’auteur en aval de la sortie du livre par le biais d’organisation d’expositions et d’ateliers afin de pouvoir lui trouver des rémunérations complémentaires. Peu à peu, la maison d’édition gagne en crédibilité et en notoriété. L’an passé, le bouleversant Guerre de Marion Jdanoff est sélectionné au Festival d’Angoulême.

Super Loto éditions © Jean-Jacques Ader 

Si les newsletters et le site sont rédigés avec beaucoup d’humour, et la métaphore ludique du Loto filée jusqu’aux noms des collections (Banco, Limbo, Carton plein, Cagnotte…), on ne plaisante pas avec le catalogue. Fort d’une trentaine de titres, diffusé et distribué dans toute la France par les Belles Lettres, une entreprise indépendante qui fait front à la globalisation du monde du livre, il se compose d’une majorité de travaux de jeunes auteurs aux pratiques plastiques diverses. Le rapport image-texte s’y déploie de manière bigarrée, mais l’on peut retrouver une caractéristique commune à de nombreux dessinateurs : ils sont souvent issus du fanzinat et de l’auto-publication. Lorsqu’ils dessinent, ils ont déjà l’objet livre en tête.

Peu de thèmes lient ces ouvrages les uns aux autres, si ce n’est une attention soutenue accordée au récit, un soin porté à l’ouvrage, et enfin, des collaborations. Super Loto Éditions coproduit des livres disques avec des labels de musique et vient de coéditer Cathédrales de Cardon, avec l’éditeur-libraire Le Monte en l’air. On l’aura compris, Camille Escoubet aime nouer des attaches : ré-enchaîner les maillons de la chaîne du livre, tisser des liens entre l’imprimerie et les lieux de vie culturelle et pédagogique de la région, faire communiquer la musique avec le neuvième art, mêler son travail à celui de ses copains et celui de son père, garder la trace des souvenirs d’enfance dans les gestes quotidiens.

Mieux encore, on pourrait déceler au cœur de cette agitation infinie, de cette ritournelle d’allées et venues, de blagues, d’idées en pagaille, de salons et de festivals, la volonté désespérée que la fête ne s’arrête jamais, qu’il y ait toujours quelque part la brusque chaleur d’un rire, la vive clarté d’un livre, le parfum vénéneux des encres et le bruit, rassurant pour toujours, des machines à imprimer.

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