L’interprofession ou cultiver les liens au service de la bibliodiversité

Article de Delphine Henry, déléguée générale de la Fédération interrégionale du livre et de la lecture

Affiche conçue pour une journée d'étude sur les 40 ans de la loi Lang

Plus qu’une chaîne, la filière du livre est un écosystème, dans lequel chaque organisme tire sa vitalité de ses liens avec les autres, et partage une culture commune, pour partie liée à l’appartenance à un même territoire.

L’expérience récente de la pandémie, des confinements et des protocoles sanitaires fluctuants nous l’a démontré avec force : lorsque les manifestations littéraires n’ont plus lieu, les auteurs et les autrices perdent une part significative de leurs revenus. Lorsque le clique et collecte ne permet plus aux libraires d’exercer leur mission de conseil, les titres des éditeurs indépendants se vendent beaucoup moins. Lorsque les bibliothèques ferment, le livre n’exerce plus sa fonction de lien social, la vie culturelle se tarit partout. 

La pandémie nous a rappelé à quel point il est important de cultiver la relation entre les acteurs du livre, garante d’une diversité et d’une créativité unique. Pourtant, en dehors des moments de crise, cela n’est pas toujours une évidence. Le livre est un secteur économique, naturellement soumis à la concurrence, et dans lequel la faiblesse des marges entretient un débat vif sur la répartition de la valeur. L’action des pouvoirs publics et la création d’espaces d’interconnaissance favorisent les liens interprofessionnels, garants de la richesse de l’offre de lecture. 

Au fondement de l’interprofession, la loi Lang

La loi sur le prix unique du livre, dite « loi Lang », promulguée en 1981, a fondé l’interprofession et aujourd’hui encore, c’est elle qui régit les relations entre les maisons d’édition, les librairies et, pour partie, les bibliothèques. En établissant que le prix d’un livre est fixé par son éditeur, donc qu’il a le même prix où qu’on l’achète, cette loi protège la librairie en lui maintenant une clientèle et un revenu. Elle permet de valoriser les compétences du libraire, notamment le conseil aux lecteurs et la sélection des titres présentés. 

Outil de préservation d’un tissu dense de librairies sur le territoire, la loi Lang est un puissant vecteur de diversité de l’offre et donc un soutien à la création et à l’édition indépendante. Cette loi incarne l’idée que le livre n’est pas un produit comme les autres, et qu’il est essentiel de pouvoir y accéder où que l’on se trouve sur le territoire. En somme, elle pose le principe que la librairie est un outil de développement culturel et c’est cet héritage que l’action publique de l’État et des collectivités territoriales s’attache à préserver.

Cette loi est par ailleurs remarquable par sa capacité à évoluer dans le temps et à intégrer d’autres enjeux favorables à la cohésion de l’interprofession. Ainsi, la loi de 2003 sur le droit de prêt, mentionnée dans la loi de 1981, permet que les livres acquis par les bibliothèques territoriales, lus par un public qui n’en a pas fait l’achat, n’échappent pas au système de rémunération des auteurs et des autrices, et au bénéfice des éditeurs et des éditrices. Elle repose sur deux mécanismes : d’une part, une participation forfaitaire annuelle de l'État, proportionnelle au nombre de personnes inscrites dans les bibliothèques publiques ; d’autre part, un versement par les fournisseurs de livres correspondant à 6 % du prix public de vente. Ainsi cette loi, couplée à une disposition spécifique des marchés publics de livres, à savoir un relèvement du seuil de dispense de mise en concurrence qui en facilite l’accès aux librairies locales, fait des bibliothèques des actrices à part entière du maintien de celles-ci sur les territoires. 

On mesure donc l’importance de la loi sur le prix unique du livre dans les relations entre les acteurs du livre, à l’exception des autrices et des auteurs qui n’y font l’objet d’aucune disposition, hormis leur prise en compte dans la loi de 2003. En dehors, bien entendu, des dispositions du Code de la propriété intellectuelle, c’est dans le secret de leurs accords contractuels avec les maisons d’édition que se construisent leurs relations. Toutefois, grâce à l’action de la Charte des auteurs et illustrateurs pour la jeunesse, une grille de rémunération de leurs activités complémentaires a été élaborée et est reconnue par les institutions, qui conditionnent désormais l’octroi des aides publiques au respect de cette grille. Bibliothèques, librairies, manifestations littéraires doivent s’y conformer. Il faut souligner avec cet exemple que la puissance publique n’est pas seule pourvoyeuse des règles régissant l’interprofession et que ses acteurs eux-mêmes y contribuent.

L’action publique dans les territoires

À ce cadre législatif et réglementaire se sont ajoutées, dans le droit fil de la décentralisation, les aides que les Régions et les Directions régionales des affaires culturelles (Drac) ont progressivement octroyées à l’ensemble des acteurs et actrices de l’interprofession, et qui constituent des leviers pour maintenir ou développer l’offre culturelle sur les territoires. À partir des années 2010, se sont développés les contrats de filière, associant l’État (Drac et Centre national du livre) et les Régions, avec l’objectif de renforcer la cohésion entre les acteurs et partenaires de la filière à l’échelle régionale et de s’adapter aux spécificités locales. Offrant un espace de discussion entre les services de l’État et des Régions, ils permettent de renforcer la cohérence et la complémentarité des aides publiques, au profit de l’équilibre et de la diversité des acteurs du livre sur le territoire régional. 

Signature du Contrat de filière Livre 2022-24 à La Petite Librairie à Sommières (30), le 10 novembre 2022, par Laurence François, conseillère régionale, Région Occitanie / Pyrénées-Méditerranée, Pierre-André Durand, préfet de région Occitanie, et Régine Hatchondo, présidente du Centre national du livre, en présence de Jérôme Sion, vice-président d'Occitanie Livre & Lecture © Occitanie Livre & Lecture


Leur mise en œuvre a souvent reposé sur la mobilisation des acteurs de la filière du livre et des structures régionales pour le livre (SRL), organismes issus de la fusion des agences de coopération des bibliothèques et des centres régionaux du livre, agissant à l’échelle et au bénéfice de l’interprofession. Leur mission centrale est d’accompagner la professionnalisation des acteurs et actrices du livre (organisation de formations et journées professionnelles…), le développement de leur activité (conseil, accès aux aides…) et leur visibilité à l’échelle régionale et nationale (campagnes de communication, organisation d’évènements, gestion de stands régionaux dans les salons du livre…), en lien avec les associations professionnelles du territoire. Elles portent par ailleurs des manifestations ou dispositifs favorisant la rencontre entre les créateurs et le public, dans lesquels la dimension territoriale n’est jamais absente : mobilisation des acteurs locaux, interventions dans les zones rurales, fonctionnement en itinérance pour toucher le plus grand nombre de territoires…

Cette charte a été élaborée en 2019 par les membres de la Fill réunis au sein de sa commission Vie Littéraire : Agence Livre & Lecture Bourgogne-Franche-Comté, Livre et Lecture en Bretagne, Ciclic, Interbibly, Région Grand Est, AR2L Hauts-de-France, Normandie Livre & Lecture, ALCA Nouvelle-Aquitaine, Occitanie Livre & Lecture, Mobilis, Région Pays de la Loire, ArL Provence-Alpes-Côte d’Azur. En partenariat avec Sofia, SGDL, La Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse, Relief. 

Les SRL constituent en outre des espaces de coopération entre les professionnels et favorisent l’interconnaissance des métiers et le dialogue sur les grands enjeux de la filière. Les acteurs et actrices de la filière peuvent ainsi être parties prenantes de l’élaboration d’outils de professionnalisation. Les chartes régionales des manifestations littéraires en constituent un bon exemple : associant des organisateurs et organisatrices de ces évènements, des auteurs et des autrices, ou encore des libraires, elles rappellent que la manifestation littéraire est par essence un évènement interprofessionnel, inscrit dans un territoire. En identifiant les bonnes pratiques à mettre en œuvre dans le respect des fonctions de chaque composante de l’écosystème, ces chartes concourent à la vitalité de ces évènements au bénéfice de toute la filière, au sein du territoire. Une charte nationale des manifestations littéraires a été rédigée sur la base de ces outils régionaux.

Au-delà du cadre réglementaire régissant l’exercice de leurs métiers, et de l’action des SRL animant rencontres et coopérations, c'est dans les actions de médiation en direction du public que se tissent les liens interprofessionnels : outre les manifestations littéraires déjà citées, les lieux de résidences, les bibliothèques et les salons du livre sont des espaces qui donnent à voir le fonctionnement de l’écosystème du livre au public, et où la coopération de ses acteurs (auteurs et autrices, libraires, éditeurs et éditrices, bibliothécaires) favorise l’émergence de projets et de solidarités professionnelles, et renforce la conscience que le partage d’un même territoire est une opportunité et une véritable ressource.


Delphine Henry © Solène Bouton
Après un premier poste au service éditorial du CRDP de Champagne-Ardenne (réseau Canopé), Delphine Henry a coordonné l’équipe d’Interbibly, association de coopération des acteurs du livre qui fait aujourd’hui partie du réseau Livr’Est. Depuis 2018, elle est déléguée générale de la Fédération interrégionale du livre et de la lecture (Fill), dont la mission est d’accompagner et de promouvoir les politiques publiques du livre en régions.