Chronique d'une crise : entretien croisé de bibliothécaires

Propos recueillis dans le cadre de l'enquête de la Fill, "Chronique d'une crise", acte II.

La Fédération interrégionale du livre et de la lecture (Fill) a publié en juin 2021 l'acte II de sa Chronique d'une crise dans neuf régions françaises. Après le premier acte, l'étude se poursuit par la publication de l'acte II, Faire, défaire, tenir

Occitanie Livre & Lecture a participé à cette enquête interrégionale en proposant des portraits de professionnels du livre de la région. Découvrez ci-dessous un entretien croisé entre deux bibliothécaires sur les impacts de la crise sanitaire sur la formation des bibliothécaires : 
Isabelle Sentis, responsable de la formation à la médiathèque départementale de l'Hérault (Montpellier, 34)
Delphine Girard, responsable de la formation à la médiathèque départementale de l'Aveyron (Rodez, 12)

Propos recueillis en mai 2021.


La formation est un enjeu majeur pour le développement des bibliothèques, afin de suivre l'évolution et les attentes du public. Pendant la crise sanitaire, les médiathèques départementales ont vu cette mission bouleversée.

Isabelle Sentis, Delphine Girard, vous êtes responsables de la formation dans les médiathèques départementales de l’Hérault et de l’Aveyron. Vos deux établissements sont fortement mobilisés dans cette mission, puisque les deux-tiers des agents sont formés et y participent. Cependant, suite à la fermeture brutale des bibliothèques en mars 2020, vous avez dû repenser entièrement l’offre de formation aux bibliothécaires de vos réseaux. Comment vous êtes-vous adaptées pour maintenir ou non une offre de formation sur votre territoire ?

Delphine Girard : Pour moi, ça a été un coup d’arrêt brutal, comme si on avait débranché la prise. Nous n’étions pas préparés à cela.  Je me suis retrouvée chez moi sans accès à ma messagerie, sans ordinateur professionnel. J’étais en lien avec les intervenants par téléphone. Je n’avais aucun moyen de déployer quoique ce soit en distanciel, les intervenants non plus. 
De mars à septembre 2020, toutes les formations ont été annulées. Beaucoup de questions restaient en suspens : que propose-t-on ? du présentiel, du distanciel ? Difficile de décaler sans aucune visibilité…
La collectivité a été très réactive en matière d’équipement informatique et numérique. Aujourd’hui, en quelques mois, beaucoup de choses ont changé : par exemple, depuis juillet 2020, je suis équipée d’un ordinateur professionnel, d’un téléphone portable professionnel me permettant d’accéder à mon environnement de travail depuis une simple connexion internet. En terme de logiciel, nous avons un outil de visioconférence, mais qui n’est pas adapté aux formations à distance. Les discussions sont encore en cours pour avoir accès à un support qui nous permette d’animer des sessions en sous-groupes et avec des possibilités d’interaction (quizz, tableau blanc, émoticônes, chat sans téléchargement de l’application…). On espère être équipés à la rentrée prochaine…

Isabelle Sentis : Tout comme Delphine pour le début du confinement, lors des premiers mois, je me suis beaucoup inquiétée pour les intervenants extérieurs. Il s’agit d’un écosystème. Si l’impact économique avait détruit cette partie de l’écosystème que sont les intervenants extérieurs, nous aurions tous été perdants. Nous avons tenté de les soutenir d’une manière ou d’une autre en reportant les sessions de formation ou en les transformant à distance. Nous avons pu explorer dès le printemps 2020 des formats à distance avec des intervenants qui n’avaient jamais fait de formations à distance et qui ont mis à disposition des outils, en partageant leur connexion zoom par exemple. Ce « bricolage » a été très riche et il a renforcé les liens de coopération entre nous. Et aujourd’hui ces formateurs proposent à nous et à d’autres bibliothèques départementales des formations avec une expérience avérée.
Je me suis également inquiétée pour nos collègues stagiaires et j’ai communiqué avec elles et eux par mail. Je leur ai partagé des ressources, proposé de suivre tels ou tels webinaires organisés par des partenaires et bien sûr nos formations à distance. Nous avons été équipé.e.s d’ordinateur portable professionnel et nous utilisons Teams qui permet d’avoir une zone de chat et des espaces en sous-groupe. Depuis un mois, tous mes collègues formateurs disposent d’une licence Teams. Certain.e.s d’entre nous sont en train d’être formé.e.s à Klaxoom et nous avons fait remonter d’autres besoins d’abonnement à des outils de coopération numérique.
De toute évidence, la crise a accéléré le changement des pratiques d’apprentissage… 

Isabelle Sentis : L’évolution des pratiques d’apprentissage est en cours depuis plusieurs années, mais c’est grâce à cette crise que l’on a pu être entendu sur la nécessité de s’adapter. De fait, par le passé, on avait eu du mal à l’appréhender, par manque de temps, de moyens humains ou financiers, mais aussi à cause de nos projections sur les représentations de certains de nos publics et de certains de nos collègues. Certaines de mes représentations ont pu aussi nous freiner. On n’expérimentait pas assez à mon goût… Et c’est ce qui a été passionnant dans cette aventure et qui l’est aujourd’hui encore. Que de chemin parcouru en un an ! De nos premières formations à distance en mars 2020 co-construites et animées par les formateurs extérieurs à nos premières formations thématiques entièrement conçues et animées en interne en mars 2021 et à notre première session de formation initiale en ligne en mai-juin 2021 sur la base d’une expérience partagée avec les stagiaires... 

Delphine Girard : Les mois automne-hiver ont été des mois d’apprentissage intense. J’ai énormément appris, je me suis formée, tout en préparant la suite et en commençant à dessiner des propositions de formation à distance avec l’équipe ou avec des intervenants extérieurs. Il y a eu tout le volet de formation sur la formation à distance qu’on a entamé avec Occitanie Livre & Lecture, le CNFPT et les collègues des autres BDP d’Occitanie.
En parallèle, nous avons gardé le lien avec les intervenants du printemps pour remodeler quelque chose avec eux. Tout s’est construit en faisant : à l’automne 2020, deux actions de formation ont pu être menées à distance, un webinaire autour de l’œuvre de Pelechian par Federico Rossin dans le cadre du Mois du Film Documentaire, et une journée « Sciences en bibliothèque » organisée en partenariat avec la médiathèque départementale du Lot, Délires d’Encre et Occitanie Livre & Lecture. Cette dernière journée avait été prévue en amont sous ces 2 formes.
Depuis début 2021, nous proposons des rendez-vous en distanciel, soit avec des intervenants extérieurs, soit que nous prenons en charge. C’est encore très fragile, en cours de construction.

Une grande majorité de vos collègues participent de près ou de loin aux formations. Ont-ils accepté facilement cette évolution ? 

Delphine Girard : La première fois que j’ai parlé de formation à distance, on m’a dit « mais, ça marchera pas… les bibliothécaires du réseau n’ont pas la culture du numérique ici, ils ne savent déjà pas se servir d’internet, et puis, et puis… » et en réalité, quand on a proposé les premières formations, il y avait du monde, et peut-être pas forcément ceux qu’on croyait…
Malgré un contexte général défavorable en 2020, nous avons organisé 44 jours de formations (506 participations). Et pour 2021, entre janvier et avril, 11 jours de formation, exclusivement en distanciel (143 participations). Nous préparons 2 grandes matinées à distance en mai et juin (journée départementale de lecture publique et journée Premières pages). Les inscriptions à ce jour sont au rendez-vous. Cela nous encourage à poursuivre dans cette voie en déployant à l’avenir une offre de formation multi-modale.  
Il est important de pouvoir se former en équipe sur ces questions-là. Ça demande du temps. On a fait une demande de formation de formateurs à distance qui débutera avant l’été et se terminera en septembre. L’objectif est de travailler ensemble sur des cas pratiques de FAD. Et nous avons déjà commencé à travailler avec des collègues qui en avaient envie sur des formats à distance : présentation du fonds occitan, module désherbage, accompagnement d’une équipe sur la prise en main de supports numériques (tablettes, liseuses). L’exemple est le meilleur moyen de convaincre une équipe que ça fonctionne.

Isabelle Sentis : Une grande partie de mes collègues ont réagi au départ comme celles et ceux de Delphine. L’enjeu pour moi est comment continuer de mobiliser l’ensemble de mes collègues au sein d’un collectif de travail et de coopération. Tant ceux et celles qui ont été les premiers et premières partant.e.s à concevoir et animer une formation à distance que celles et ceux qui n’avaient pas encore eu l’opportunité de participer comme apprenant.e.s à une formation en ligne… Mes collègues ont répondu présent.e.s pour participer à ces expérimentations malgré le manque de formation et les réticences de certain.e.s. Des collègues qui faisaient leurs premiers pas de formatrices l’ont fait lors d’une formation à distance, elles m’ont bluffée ! Nous ne sommes pas encore des professionnels de la formation à distance, un socle commun de connaissances et de pratiques est à bâtir. Nous sommes dans de l’échange et dans l’apprentissage entre pairs. Le service formation de notre département n’a pas encore pu mettre en place vue les urgences liées au contexte la formation de formateur à distance que nous demandons depuis presque deux ans.
Le numérique nous permet d’explorer d’autres formes d’apprentissage partagé : plutôt que d’être des bibliothécaires « gardien.ne.s du savoir », nous allons être dans des postures de « faire vivre les biens communs du savoir », pour être dans d’autres interactivités pédagogiques. C’est une évolution positive mais qui demande du temps.
Pour 2021 de mars à juin, nous animons en interne 20 jours de formation exclusivement à distance dont notre cycle de formation initiale et notre Journée des bénévoles, plus les deux journées passionnantes co-construites avec Occitaie Livre & Lecture dédiées aux Sciences et à la BD et les nombreuses formations pour nos partenaires (professionnels de la petite-enfance, du social, du monde associatif…). A cela, il nous faut comptabiliser sur l’ensemble de cette période environ 4 jours pour l’accompagnement des stagiaires à l’utilisation de Teams. Nous animons des temps en présentiel en format atelier pour les pratiques artistiques liées aux univers de la littérature jeunesse ou à la réparation et à l’équipement des livres.

A distance, on perd cet informel qui enrichit l’expérience et la relation humaine. Comment essayez-vous d’y remédier ? 

Delphine Girard : Ces temps de creux existent lors de l’accompagnement à la prise en main de l’outil de visioconférence : on a la personne au téléphone, et on commence à parler de choses et d’autres, on prend la température… On expérimente surtout de nouveaux formats qui permettent de ne pas être noyés dans une masse, en jouant sur le paramètre de la durée ou du nombre de personnes. En présentiel, on ne faisait pas la formation si on n’était pas au moins 5 personnes. Avec la visio, c’est presque l’inverse : au-delà de 6, c’est compliqué, si on veut faire vivre la parole. On peut créer une certaine intimité, mais il faut un petit nombre.

Isabelle Sentis : ou un outil adapté, qui permette de créer des sous-groupes ! J’avais une représentation assez négative des formations à distance, justement sur ce rapport à la convivialité, au lien, puisque mon objectif est de créer des liens de coopération auprès des équipes qui peuvent être parfois très isolées. La formation que j’ai suivie en septembre 2020 avec Mediad’Oc m’a montrée le contraire. J’ai pu évoluer dans ma représentation. Mais la formatrice avait un outil de classe virtuelle, qu’elle savait utiliser et elle avait séquencé et rythmé la formation à merveille. D’où l’importance d’être formée ! Nous avons nous aussi partagé « les temps en creux » que vient de décrire Delphine.
J’ai peut-être une réserve cependant liée à la fatigue due à l’usage de ces outils numériques. Parfois le maintien du lien, le « faire à tout prix », se fait au détriment de temps de repos. Il faudrait réfléchir à d’autres temporalités et proposer des temps de formation asynchrones. C’est encore difficile à imaginer pour nous de proposer ce type de temps de formation, car dans nos propres pratiques, il nous est difficile de dégager ce temps de travail asynchrone. L’exploration solitaire ou en binôme de ressources pourrait être une piste intéressante à articuler avec des temps collectifs synchrones de partages. 

Vous évoquez de nouveaux formats ? 

Delphine Girard : Tout à fait, de nouvelles formes de formation sont apparues : des formats plus courts de 45 minutes ou de 1 heure 30. Outre la fatigue, il y a d’autres freins : animer une formation courte est moins effrayant qu’une journée entière, même si le temps de préparation ne change pas vraiment. 

Isabelle Sentis : A la Médiathèque départementale de l’Hérault, nous sommes pour l’instant restés plutôt sur des formats de matinée ou de journée voir de deux jours consécutifs, ce qui nous a permis d’explorer toutes les potentialités de ces formats. Nous avons voulu aussi être complémentaires de l’offre de webinaires proposés par les autres partenaires de la formation (CNFPT, Média d’Oc, Occitanie Livre & Lecture, les autres BDP…). Mais j’aimerais bien sensibiliser mes collègues à des temps plus courts. 
Nous avons aussi expérimenté des formats hybrides avec quelques collègues stagiaires en salle de formation et d’autres collègues stagiaires plus nombreux à distance. Lors de certaines de ces formations, les participants n’avaient pas toujours accès au même contenu. Par exemple, l’atelier de pratiques artistiques n’était accessible qu’aux stagiaires sur place. 
Les collègues ont très envie de retrouver des temps en présentiel. On verra à l’avenir comment entremêler des temps à distance et des temps en présentiel. Nous allons poursuivre notre exploration.

Est-ce que le numérique vous a permis d’explorer de nouveaux partenariats ?

Delphine Girard : De l’Aveyron, vous étiez très loin, notamment Toulouse ou Montpellier où se tiennent la plupart des réunions professionnelles. Pour moi, clairement entre mars 2020 et aujourd’hui, c’est un changement radical : on s’est retrouvé sur internet, en visio, on a commencé à travailler ensemble, on s’est formé ensemble et en ce moment, on travaille à la transposition de la formation initiale à distance. Cela a ouvert un champ de coopérations qui est énorme. Ça a été une aubaine professionnelle incroyable de pouvoir travailler avec la médiathèque départementale du Lot sur la journée « Science en bibliothèque » ou de pouvoir mettre sur notre site une offre que nous n’avons  pas conçue comme la journée « Ramène ta science » sur les insectes, organisée par la médiathèque départementale de l’Hérault. Aujourd’hui, on met en avant un cycle de Médiad’Oc sur l’EMI. Tout ça crée une émulation et permet de dynamiser les propositions, d’échanger les tuyaux, en gros d’avancer ensemble. Toutes les bibliothèques départementales éditent un catalogue de formation alors qu’on gagnerait à mutualiser. Il faudrait qu’on réussisse à se coordonner davantage. La proposition de cycle collectif autour de rencontres d’éditeurs en région offre des perspectives passionnantes.

Isabelle Sentis : Explorer à plusieurs bibliothèques départementales est pertinent car cela nous permet d’accompagner les craintes de certaines collègues de nos équipes et de favoriser les partages d’expériences, de coopérations et d’offres de formation. Il y a quelques années, la médiathèque départementale de l’Hérault avait initié une coopération autour de la formation de formateurs, avec les bibliothèques départementales du Languedoc-Roussillon, Languedoc-Roussillon livre et lecture et le CNFPT. Nous nous étions formées ensemble et avions invité des collègues formateurs d’autres bibliothèques départementales à former nos publics. C’est un cercle vertueux.  
Aujourd’hui, cette dynamique a servi de base à une coopération renouvelée entre les 13 bibliothèques départementales d’Occitanie autour de la formation à distance, mise en place début 2021 par Occitanie Livre & Lecture et le CNFPT.

Delphine Girard : Cela nous permet aussi de dire à nos directions comment cela se passe dans d’autres départements et donc d’appuyer des propositions comme la formation à distance, ce qui n’était pas forcément évident au départ. C’est aussi beaucoup de temps gagné. 

Isabelle Sentis : Cela me conforte dans l’idée qu’il y a besoin de coopérations entre bibliothèques départementales et dans cet écosystème en pleine évolution. Ces coopérations sont très précieuses, car elles nous ont permis d’être réactifs et d’être présents pour les membres de nos réseaux. Ces coopérations permettent aussi de faire des économies substantielles. On peut espérer que cela permettra de déployer certains de nos budgets vers d’autres actions, comme par exemple créer des capsules vidéos pour nos formations et peut-être dans quelques années de les coproduire entre BDP… 

Comment imaginez-vous l’après ? 

Isabelle Sentis : Aujourd’hui, il faut réussir à articuler la coopération à échelle régionale, voir nationale et l’action au niveau très local, voire micro- local. Les formations dédiées aux réseaux intercommunaux et à leurs inter-coopérations vont continuer de prendre de l’essor et seront hybrides, mêlant temps à distance et temps en présentiel. Comme nous l’avons initié en novembre 2020 avec un temps de formation à distance pour l’ensemble des coordinateurs de nos réseaux. Nous allons continuer nos accompagnements in situ avec une pédagogie participative et coopérative. Nous allons écrire dans les prochains mois notre nouveau schéma de lecture publique, ce qui sera l’occasion de bâtir collectivement au sein de la médiathèque départementale de l’Hérault et avec nos partenaires de nouveaux formats et rythmes de formation.

Delphine Girard : Je rebondis sur le « microlocal » : le numérique nous permet d’aller sur des territoires dans lesquels nous n’allions pas. J’imagine que « dans l’après » nous proposerons des formations qui allieront les deux, hybrides avec différentes modalités, en imaginant des propositions qui puissent s’adapter en présentiel ou à distance pour ceux qui le souhaitent. En 2022, nous souhaitons développer une offre de formation qui soit pour un tiers générale, et pour deux tiers « cousue-main », in situ, répondant aux besoins concrets des territoires.
On a aussi abandonné le catalogue papier, qui nous fermait pleins de possibilités. Aujourd’hui tout est sur le site et on reste disponible à l’année à des demandes de formations in situ.  L’idée est de laisser de l’espace pour pouvoir accueillir en cours d’année des demandes de formations. C’est aussi une expérimentation !

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